Compte rendu de la conférence de Roland Bleiker du 19 septembre 2025

Pour notre réunion de rentrée de l’année 2025-2026, nous avons eu l’honneur de recevoir M. Roland Bleiker.

Roland Bleiker a étudié les relations internationales en France, au Canada, puis en Australie, où il a réalisé son doctorat à l’Université Nationale Australienne. Son parcours l’a amené, entre autres, à étudier le droit, à occuper la fonction d’officier militaire dans la DMZ (zone démilitarisée coréenne), ou encore à publier sur le rôle de l’esthétique dans les relations internationales, notamment dans les domaines de « la sécurité, de la consolidation de la paix, de l’humanitaire, des mouvements de contestation et des conflits »[1].

Il est aujourd’hui professeur de relations internationales à l’Université du Queensland, en Australie. Roland Bleiker se définit comme un théoricien poststructuraliste et féministe. Il a longtemps travaillé avec sa compagne Emma Hutchinson, malheureusement disparue en novembre 2024. Il compte consacrer ses prochaines années à l’achèvement des projets qu’ils avaient lancés en commun.

La présentation de Roland Bleiker était organisée en cinq sections : Premièrement « Voir, sentir, ressentir » ; deuxièmement « Comprendre l’affect » ; troisièmement « Les méthodes empiriques utilisées » ; quatrièmement « Repenser les preuves » ; cinquièmement « Un plaidoyer pour la recherche créative ».

1) Dans un premier temps, Roland Bleiker relevait l’importance des émotions en politique. Selon lui, le visuel nous permet de comprendre le monde qui nous entoure, il participe à notre construction de la réalité à travers notre regard sur les images. À titre d’exemple, les organisations humanitaires s’appuient sur des images fortes en émotion (la souffrance, l’empathie, la colère, le chagrin, la peur, la solidarité…). Cette pratique permet de sensibiliser les publics éloignés aux causes défendues et incite à la mobilisation (à travers des dons, l’engagement politique, l’action caritative…). Les images en mouvement, omniprésentes dans notre quotidien, sont des outils efficaces pour gagner les esprits de la société civile. Tout le monde peut penser à des images puissantes qui façonnent les consciences individuelles et collectives (par exemple : Tiananmen, la petite fille au napalm, les manifestions contre la conférence interministérielle de l’OMC à Seattle…).

D’une part, les expériences émotionnelles sont personnelles, il s’agit d’une réaction psychique propre à chaque individu. Pour le démontrer, Roland Bleiker affirmait : « I can’t know what you’re feeling, I can try to read your faces, I can listen to what you’re telling me, but deep down, I can’t really know what you’re feeling »[2]. D’autre part, les perceptions sensorielles ne sont pas uniquement personnelles, elles sont aussi le fruit de croyances collectives. En effet, les sentiments éprouvés par les individus proviennent en partie de valeurs partagées, dépendamment des conventions établies par les communautés d’appartenance. Le sens commun et les perceptions publiques sont délimités par les choix des acteurs relayant du contenu (médias, journalistes, politiciens, ONG, OIG…).

Roland Bleiker s’appuyait d’ailleurs sur le philosophe français Jacques Rancière, à travers le concept de la « distribution du sensible », soit les sujets admis ou rejetés du débat public. Concrètement, certains aspects sont mis en avant et d’autres marginalisés par les promoteurs de contenu (comme on l’observe à travers la couverture des conflits armés par les médias avec des choix déterminés de représentation). Voir et ressentir sont les premières facultés mobilisées par un individu pour interagir avec son environnement social et politique.

Pourtant, il est difficile d’évaluer les liens de cause à effet direct entre l’image et la réaction d’un sujet, différents facteurs neurologiques rentrent en compte dans un processus de perception. Les émotions exprimées et non exprimées, persistantes dans le subconscient des individus, jouent un rôle notable dans les discussions publiques (au sein des négociations diplomatiques par exemple), bien qu’elles soient empiriquement difficiles à relever.

2) Deuxièmement, Roland Bleiker a souligné l’importance de l’« affect ». Il existe un débat sur les liens entre les émotions et l’affect, et leurs effets sur nos capacités cognitives. Durant sa présentation, notre conférencier prenait comme exemple la conception de l’ONU par les étudiants en relations internationales. Cette OIG ne serait pas simplement conceptualisée à travers ses organes ou ses missions, il s’agirait plutôt d’un concept abstrait délimité et défini par les étudiants en fonction des questions politiques particulières qu’ils souhaitent étudier. L’ONU serait alors tout autant une construction subjective que toute autre forme de compréhension émotionnelle du monde. La difficulté d’étudier le processus insaisissable de la vision et de la sensation surgit une nouvelle fois ici.

3) Troisièmement, il est nécessaire de diversifier les méthodes analytiques. Cette innovation est nécessaire afin d’évaluer le rôle complexe que jouent les images et les émotions à tous les niveaux d’analyse, du local au global, du comportement individuel à l’action de l’État. Ces méthodes dépassent ainsi le spectre des sciences sociales. Les recherches sur le rôle de l’esthétique dans la politique mondiale mobilisent des experts rattachés à différentes disciplines, notamment en politique, psychologie sociale, criminologie, communication et journalisme.

Les données empiriques sur lesquelles s’appuient ces chercheurs sont les suivantes : « l’analyse narrative ; l’enquête incarnée ; les discours ; le travail de terrain ; l’ethnographie ; les entretiens ; les photo-élicitations ; l’auto-ethnographie ; les films ; l’analyse de contenu ; les histoires orales ; les stratégies d'archivage ; les théories normatives ; les statistiques inférentielles ; l’institutionnalisme historique ; le collage ; l’idée narrative ; les études de cas »[3].

4) Quatrièmement, les recherches sur l’esthétique nécessitent de repenser les preuves. Avant tout, Roland Bleiker a évoqué le parallèle « émotion-raison ». En ce sens, de nombreuses études, notamment en neuroscience, ont démontré que nous n’avons pas de partie rationnelle du cerveau distincte de celle qui traite les émotions. Les émotions sont intrinsèquement liées à nos processus de décision, y compris ceux que nous considérons comme rationnels.

 Ensuite, certaines des approches dominantes en relations internationales supposent que les individus effectuent des calculs coûts-bénéfices exempts d'interférences émotionnelles. Selon Roland Bleiker, ces postulats devraient faire l’objet d’une remise en question (subséquemment aux constats relevés précédemment).

5) Cinquièmement, Roland Bleiker a insisté sur la nécessité de développer les recherches créatives en relations internationales. À ce titre, il importe de remettre en question ce que nous tenons pour acquis (des connaissances systématiques et apparemment exactes). Selon ses mots : « We must see the world in a new light »[4]. Il faut alors remettre en question nos valeurs, nos institutions, notre pouvoir. En ce qui le concerne, Roland Bleiker mène une de ses recherches créatives en démontrant que les images et les émotions jouent un rôle important en politique internationale.

De cette façon, il semble pertinent d’élargir nos recherches afin de comprendre la politique sous différents angles, soit au-delà des pratiques sanctionnées par les sciences sociales. Par exemple, ces approches peuvent avoir recours à la photographie, au cinéma, au son, ou encore à l'autobiographie. À travers cette démarche, nous acquerrons une meilleure compréhension du monde et nous pourrions concevoir des mondes alternatifs. Finalement: « This is a method applied to validate different forms of experiences and sensations and to use them creatively to promote social change »[5].

La présentation de Roland Bleiker a été suivie d’une discussion avec le conférencier. Divers thèmes ont été abordés durant ce débat, notamment :  les effets des outils numériques sur nos perceptions (IA, deep fake, dumb scroll…); l’importance des émotions dans la prise de décision des dirigeants politiques; les lignes éditoriales restrictives des médias de masse; l’utilisation d’images de propagande dans la sphère publique; ou encore, la faible proportion d’images dans les publications spécialisées en relations internationales.

En résumé, Roland Bleiker porte un regard critique sur les approches dominantes en études internationales. Sans condamner les méthodes analytiques conventionnelles, ce chercheur promeut les recherches créatives. Elles pourraient être des solutions permettant de combler d’importantes lacunes transparaissant dans les théories classiques des relations internationales, notamment depuis l’émergence des critiques post-modernes dans les années 1980.

Pour aller plus loin :

Roland Bleiker (2001). « The Aesthetic Turn in International Political Theory ». University of Queensland eSpace-library. < https://espace.library.uq.edu.au/view/UQ:37886 >.

Thank you for sharing your research with us, Mr. Bleiker.


[1] Source : site internet rolandbleiker.com. Section : « My passion for Research ».

[2] Source : Conférence de Roland Bleiker à l’équipe Mondialisation sous tensions. UdeM. 19/09/2025.

[3] Source : Conférence de Roland Bleiker à l’équipe Mondialisation sous tensiosn. UdeM. 19/09/2025.

[4] Source : Conférence de Roland Bleiker à l’équipe Mondialisation sous tensions. UdeM. 19/09/2025.

[5] Source : Conférence de Roland Bleiker à l’équipe Mondialisation sous tensions. UdeM. 19/09/2025.

 
 
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