Le rôle des tribunaux hybrides dans le système du Statut de Rome
Le 2 octobre, une conférence intitulée « Le rôle des tribunaux hybrides dans le système du Statut de Rome » s’est tenue à l’Université de Montréal. Elle a été présentée par le Professeur Volker Nerlich, Juge international ayant une expérience étendue dans les tribunaux hybrides et internationaux.
Le professeur Nerlich, qui a exercé à la Cour pénale internationale (CPI) ainsi que dans des tribunaux hybrides tels que les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (ECCC) et la Cour pénale spéciale (CPS) de la République centrafricaine, a partagé des analyses issues de son expérience judiciaire. Il a souligné que son travail à la CPS avait été particulièrement révélateur, démontrant le rôle crucial de ces tribunaux dans la lutte contre l’impunité.
Au début de sa présentation, le professeur Nerlich a indiqué que son exposé porterait sur quatre axes principaux :
La nécessité des tribunaux hybrides
La Cour pénale spéciale de la République centrafricaine comme un succès sous-estimé
Les défis actuels auxquels fait face la CPS
La relation entre la CPI et la CPS, tant sur le plan théorique que pratique
1. Nécessité des tribunaux hybrides
Il a commencé par se référer au préambule du Statut de Rome, soulignant que les États parties avaient exprimé leur détermination à mettre fin à l’impunité des auteurs des crimes les plus graves à l’égard de la communauté internationale, contribuant ainsi à leur prévention. Il a rappelé que le principal mécanisme prévu pour atteindre cet objectif était la création d’une Cour pénale internationale permanente, compétente pour juger le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression.
Cependant, le professeur Nerlich a insisté sur le fait qu’il était clair dès l’origine que la CPI ne pouvait accomplir seule cette mission et que les juridictions nationales avaient la responsabilité première de poursuivre les crimes internationaux. Il a observé que, depuis l’adoption du Statut de Rome en 1998, les efforts nationaux en matière de poursuites de ces crimes s’étaient considérablement renforcés. De nombreux États ont modifié leur code pénal afin d’y intégrer les crimes internationaux fondamentaux et ont créé des unités spécialisées d’enquête et de poursuite.
Selon lui, ces évolutions ont produit des résultats tangibles. Bien que la poursuite des crimes internationaux reste encore relativement exceptionnelle, elle fait désormais partie de la « pratique quotidienne de la poursuite pénale ».[1] Il a mentionné de nombreux procès menés en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, en Suède et en Suisse, mais aussi au Canada, en Argentine et en Afrique du Sud. Dans l’ensemble, il a souligné que la majorité des affaires de crimes internationaux sont aujourd’hui jugées devant les juridictions nationales plutôt que devant la CPI.
Il a ajouté que la plupart de ces poursuites ne se déroulent pas dans l’État territorial où les crimes ont été commis, mais dans des États tiers, sur la base du principe de juridiction universelle, qui permet aux juridictions nationales de poursuivre certains crimes indépendamment du lieu de leur commission ou de la nationalité des auteurs.
En analysant la pratique de la CPI au cours des vingt dernières années, il a noté que, bien que la Cour ait enquêté et poursuivi des crimes dans plusieurs situations, le nombre d’affaires par situation reste relativement limité. En comparaison, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ont traité un nombre bien plus élevé de procès.
En combinant ces observations, le professeur Nerlich a souligné que la capacité limitée de la CPI, ainsi que le recours occasionnel à la juridiction universelle par des États tiers, laissent un vide dans le système international de justice pénale. Aucun de ces mécanismes, pris isolément, ne peut garantir une poursuite systématique des crimes internationaux.
Pour atteindre pleinement l’objectif du Statut de Rome,[2] il a expliqué que les poursuites doivent également se dérouler au sein de l’État territorial où les crimes ont été commis. Toutefois, il a précisé que cette démarche pose plusieurs défis, qui, bien que non explicitement prévus par le Statut de Rome, sont néanmoins reconnus dans son cadre.
Le professeur Nerlich a par ailleurs souligné que la CPI a été conçue comme une juridiction de dernier ressort, destinée à intervenir uniquement lorsque les États échouent à remplir leur obligation première de poursuivre les crimes internationaux. Ce principe, appelé complémentarité, est fondamental dans le système du Statut de Rome et guide la décision du Procureur d’ouvrir ou non une enquête sur une situation donnée.
Selon le Statut de Rome, il existe essentiellement deux raisons principales pour lesquelles des crimes peuvent ne pas être poursuivis au niveau national :
a) Refus (unwillingness) : lorsque l’État n’est pas réellement disposé à poursuivre les auteurs.
b) Incapacité (inability) : la situation la plus fréquente, où le système judiciaire national manque de capacité institutionnelle pour traiter des procès complexes concernant des crimes internationaux.
Face à cette situation, la communauté internationale se trouve avec trois options imparfaites: la CPI, qui ne peut traiter qu’un nombre limité d’affaires ; les États tiers, qui peuvent exercer la juridiction universelle de manière exceptionnelle ; et l’État territorial, souvent incapable d’agir en raison d’un système judiciaire défaillant.
La seule solution durable consiste donc à renforcer les systèmes judiciaires nationaux.
Dans ce contexte, les tribunaux hybrides ou internationalisés constituent une réponse pratique, car ils permettent de développer rapidement les capacités nationales tout en assurant la responsabilité pénale. Cette approche a conduit à la création d’une première vague de tribunaux hybrides : la Cour spéciale pour la Sierra Leone, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (ECCC) et les Panels spéciaux au Timor oriental, ces derniers restant peu étudiés dans la littérature académique. Le professeur Nerlich a également mentionné la création de chambres spécialisées en Bosnie et au Kosovo. Malgré la diversité de leurs mandats et de leurs structures, ces tribunaux partagent un point commun : ils combinent des éléments nationaux et internationaux, tant dans leur composition que dans leurs procédures.
2. La Cour pénale spéciale de la République centrafricaine (CPS)
Le professeur Nerlich s’est ensuite concentré sur l’une de ces juridictions : la CPS de la République centrafricaine, où il a personnellement exercé. Il l’a décrite comme particulièrement significative, car il s’agit de la première cour hybride opérant en parallèle avec la CPI, partageant essentiellement la même compétence pour la poursuite des crimes internationaux commis en République centrafricaine.
Après plusieurs années de conflit, une stabilité relative est revenue autour de 2014, avec la mise en place de la mission de maintien de la paix des Nations unies, MINUSCA. En août 2014, MINUSCA et le gouvernement de transition ont signé un protocole d’accord prévoyant la création d’une CPS chargée d’enquêter et de poursuivre les crimes internationaux graves commis au cours des années précédentes.
La Cour a été formellement établie en 2015 par une loi organique, complétée en 2018 par une loi relative aux règles de procédure et de preuve. Elle a officiellement commencé ses activités en octobre 2018 lors d’une session inaugurale. La CPS a compétence pour enquêter sur les violations graves des droits humains et les violations sérieuses du droit international humanitaire commises en République centrafricaine depuis le 1er janvier 2003. Cette compétence reflète les obligations internationales du pays et couvre le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, actuellement en cours d’enquête, avec la possibilité d’une extension future.
3. La structure de la Cour pénale spéciale (CPS)
Le professeur Nerlich a ensuite présenté la structure de la CPS. Il a expliqué que le droit pénal et la procédure pénale de la Cour s’inspirent largement du système juridique français, héritage de la colonisation, et que, bien que certaines variations existent, le cadre général demeure similaire.
Le Bureau du Procureur est dirigé par un Procureur spécial d’origine internationale, assisté d’un Procureur adjoint centrafricain. Ce modèle, alliant personnels internationaux et nationaux, constitue une caractéristique essentielle de la Cour, tant pour les juges que pour les procureurs.
Le professeur Nerlich a également mis en avant une innovation procédurale unique à la CPS,: les victimes peuvent soit déposer une plainte auprès du Procureur pour demander un examen préliminaire, soit saisir directement le juge d’instruction afin d’ouvrir une enquête. Bien que ce mécanisme n’ait pas encore conduit à une enquête entièrement nouvelle, il représente un progrès significatif, renforçant les droits des victimes et réduisant leur dépendance à l’égard de la discrétion du Procureur.
Il a souligné que ce système comporte néanmoins des défis : dans les affaires de crimes internationaux, les victimes doivent satisfaire à un seuil probatoire plus élevé, par exemple démontrer qu’un crime contre l’humanité faisait partie d’une attaque systématique ou généralisée dirigée contre une population civile.
Un autre point clé est l’indépendance du Bureau du Procureur. Contrairement aux systèmes nationaux ordinaires, le Procureur de la CPS agit en toute indépendance vis-à-vis du Ministère de la Justice. Bien qu’il doive rendre compte au ministre deux fois par an, ce dernier ne peut ni influencer ni donner d’instructions sur les décisions de poursuite. Cette autonomie institutionnelle constitue une garantie essentielle pour la crédibilité et l’impartialité de la Cour.
Le professeur Nerlich a également abordé brièvement la Chambre préliminaire, qui joue un rôle central dans l’autorisation des enquêtes et dans la vérification de la solidité des dossiers avant leur transmission au procès.
4. La relation entre la CPS et la CPI
Enfin, le professeur Nerlich a analysé la relation entre la CPS et la CPI. Il a rappelé que la République centrafricaine a été l’un des premiers et des plus fervents soutiens de la CPI, figurant parmi les soixante premiers États à ratifier le Statut de Rome. La CPI a ouvert deux enquêtes distinctes sur la situation en République centrafricaine, toutes deux à la demande formelle des autorités centrafricaines, via un renvoi d’État.
Il a précisé que la loi organique de la CPS prévoit un mécanisme inversant le principe de complémentarité habituel. Normalement, si un État enquête ou poursuit une affaire, la CPI doit la déclarer irrecevable. Or, dans le cadre juridique de la CPS, si le Procureur de la Cour constate que la CPI enquête sur la même affaire, la CPS doit suspendre sa propre procédure. Ce mécanisme inverse donc le principe de complémentarité, donnant priorité à la CPI par rapport aux procédures nationales ou hybrides.
Au cours de sa présentation, le professeur Nerlich a illustré ces questions complexes de compétence et d’admissibilité à travers les affaires Katanga et Bemba, montrant comment la CPI et la CPS gèrent des enquêtes simultanées tout en maintenant un équilibre délicat entre justice internationale et justice hybride.
En conclusion, malgré les nombreux défis auxquels fait face la CPS ; ressources limitées, situation sécuritaire instable dans la République centrafricaine et manque de soutien politique constant, le professeur Nerlich a exprimé son admiration et son optimisme quant aux réalisations de la CPS. Plusieurs affaires ont été avancées et environ quarante suspects sont détenus, tandis que d’autres font l’objet de mandats d’arrêt. Ainsi, et même avec des moyens limités, la Cour a su produire des résultats concrets.
Cette conférence, riche en enseignements, a démontré que, malgré les défis persistants, la Cour pénale spéciale illustre le rôle crucial des tribunaux hybrides dans la lutte contre l’impunité et dans la promotion de la justice pour les victimes, notamment dans des contextes fragiles et instables.
[1] International crimes are “becoming part of the prosecutorial practice of everyday life” : Volker Nerlich, Le rôle des tribunaux hybrides dans le système du Statut de Rome, conférence présentée à l’Université de Montréal, Montréal, Canada, 2 octobre 2025.
[2] De mettre fin à l’impunité